L'interview dans Vécu N°31  
 


L' interview qui suit a été réalisée par Noël LANDON
et
publiée dans le magazine Vécu de juin 2002

Pour leur première incursion dans le domaine de la BD, Serge Meirinho et Thibaud de Rochebrune ont décidé de conjuguer deux de leurs passions: les grands bateaux à voile et les récits des feuilletonistes populaires français du milieu du XIXe siècle. Le résultat donne cette nouvelle série, Bluehope, histoire haletante aux mille rebondissements dont le scénariste Serge Meirinho nous fournit quelques clés.

Vécu: Votre nom est encore inconnu des lecteurs de BD, et pour cause : Bluehope est votre premier travail à voir le jour. Cependant, la maîtrise du récit que vous y manifestez porte à croire que vous n'êtes pas tout à fait novice dans ce domaine. Quelle a été votre trajectoire professionnelle ?

S. Meirinho : J'ai toujours souhaité raconter des histoires. Adolescent, j'avais une énorme passion pour la BD. J'en lisais constamment et je rêvais d'en faire, adulte, mon métier. Poussé par mon désir de devenir un jour scénariste, j'ai intégré un atelier de dessin animé à Angoulême. J'y ai fait la connaissance de Thibaud de Rochebrune. Lui-même, passionné du neuvième art, essayait de se frayer un chemin dans le monde difficile du dessin tout en travaillant à l'animation. Parallèlement à notre travail dans l'atelier, nous développions l'un et l'autre des idées de séries de BD qui, pour des raisons diverses, n'ont pas été acceptées par les éditeurs. Devant ces tentatives infructueuses, nous nous sommes dit que nous aurions peut-être plus de chances si nous mettions à contribution nos capacités respectives et que nous élaborions un projet en commun. Nous avons accordé nos violons, mis à plat nos envies et nos préférences personnelles, parlé du type d'histoire que nous souhaiterions raconter, défini l'ambiance que nous aimerions recréer. C'est ainsi qu'est né Bluehope.

Vécu: Sur quels points particuliers vous êtes-vous mis d'accord pour bâtir votre série ?

S. Meirinho : Tout d'abord, nous nous sommes accordés sur l'univers que nous souhaitions aborder: celui de la navigation à voile. Thibaud de Rochebrune nourrit depuis toujours une véritable passion pour les navires. Ce qui nous fascinait, c'était le moment précis, au milieu du XIXe siècle, où le moteur à vapeur est venu remplacer le grand voilier. On a basculé d'un mode de navigation à un autre, non sans une certaine méfiance car on ne savait pas trop si les bateaux à vapeur étaient fiables.

Vécu: Vous n'abordez cependant pas votre sujet d'une manière strictement historique. Prenons l'exemple de la représentation des bateaux qui jouent un râle déterminant dans l'intrigue: le Windowill, voilier de votre héroïne, s'inspire du navire de plaisance de la haute bourgeoisie anglaise des années 1920 ; quant au Deep Bluehope, monstre d'acier et de vapeur de 170 mètres de long, il ressemble plutôt aux navires des années 1880-1890. Au-delà de ces anachronismes avoués, pourquoi avez- vous choisi de situer l'intrigue précisément en 1854 ?

S. Meirinho : Parce que la période se prêtait parfaitement au type de traitement que nous voulions donner à notre histoire: le traitement feuilletonesque. Le milieu du XIXe siècle représente la grande période du feuilleton populaire français du type "Rocambole" ou "Les Habits Noirs", genre littéraire qui nous tient particulièrement à cœur. A notre avis, le feuilleton marque le début du super héros moderne, actif, inventif, capable de rebondir, jamais à court de ressources. Bien qu'il s'apparente au polar dans la mesure où il raconte souvent une enquête policière, le feuilleton populaire se rapproche surtout du roman d'aventures. Dans le polar à énigme traditionnel, le héros se maintient un peu à l'écart des différents personnages qui constituent l'intrigue; il mène une enquête intellectuelle et se place en observateur à la manière d'un entomologiste. Dans le feuilleton populaire, en revanche, le héros est dans l'action et il participe pleinement à l'histoire. Ainsi, l'auteur peut imaginer des fusillades, des courses-poursuites, il peut placer son personnage dans les situations les plus invraisemblables ou fantaisistes: rien n'est considéré comme trop exagéré car cela fait partie de l'imagerie propre au genre. En inscrivant notre histoire dans la tradition du feuilleton populaire, nous souhaitions disposer d'une liberté d'action que nous n'aurions pas si nous nous étions cantonnés à un récit strictement historique Parce que soigneusement documentés sur l'époque, nous nous sommes permis des libertés avec l'Histoire.

Vécu: Je suppose que ce désir de disposer d'une grande marge de liberté vous a poussés à situer votre ré dans un lieu imaginaire. Hampletown est une soi-disant une colonie anglaise sur la mer Noire. Pourquoi avoir fait ce choix géographique ?

S. Meirinho : Nous souhaitions inventer une ville qui soit un mélange de classicisme anglais et d'orientalisme un peu arabisant avec, en même temps, un petit coté far-west à l'américaine. Dans ce cadre idéal, nous entendions développer nos aventures. En fait, l'univers de Bluehope n'est pas celui du monde réel, celui de la réalité historique. Dans l'espace fictif d'Hampletown, le cours normal de l'Histoire commence à se transformer et le lecteur découvrira au cours de la série que la Bluehope Cie est une firme très en avance sur son temps. Nous pourrions résumer les éléments propres du récit dans l'interrogation suivante: "Jusqu'à quel point le passé aurait pu être différent si le futur était arrivé un peu plus tôt ?" Dans les faits, ce parti pris de fantaisie historique affirmé a permis d'ouvrir de multiples portes. Surpris, le lecteur ne sait pas ce qui va se passer, ce qu'Hampletown va devenir, si elle a changé le cours de l'Histoire ou si elle a disparu à jamais. Nous n'aurions pas pu obtenir les mêmes résultats si l'action du récit s'était déroulée à Londres ou à Marseille, villes dont le lecteur connaît l'évolution historique. Avec Hampletown, nous sommes dans l'inconnu, dans un lieu où tout est possible.

Vécu: La plupart des protagonistes des feuilletons sont en général beaux, mondains, pleins de charme et de ressources. En revanche, le détective Antoine Badden, votre héros, est un personnage effaçé, au physique presque disgradeux. Vous l'affublez même d'une patte folle, ce qui n'est certes pas très pratique vu qu'il passe la moitié de l'album à courir pour échapper à ses poursuivants! Etait-ce important de le représenter de la sorte pour le déroulement de l'intrigue ?

S. Meirinho : Oui. Antoine Badden, venu de Londres, est fraîchement débarqué à Hampletown. Il est du genre réservé, pas très prolixe sur lui-même et sur ce qu'il a fait. On ne sait pas grand-chose de lui. Il donne l'impression de cacher un secret, de traîner un passé plutôt lourd - comme c'est le cas de Rocambole dans les feuilletons de l'époque. Il a fort probablement des actes à se reprocher et le fait qu'il boite nous fournit déjà quelques indications. Au fur et à mesure que le lecteur avancera dans la série, il s'interrogera de plus en plus sur ce curieux personnage et il aura tout à fait raison... Je ne vous en dirai pas plus pour préserver l'effet de surprise. . .

Vécu: Sous ses faux airs de feuilleton à l'ancienne, Bluehope cache en réalité un univers moderne, une vision contemporaine du monde. La preuve en est April Windowill, votre protagoniste féminine. Il s'agit d'une héroïne actuelle: libre, courageuse, au comportement impensable pour une femme de l'époque à laquelle l'action se situe. April semble incarner la part masculine de l'histoire tandis qu'Antoine, plus en retrait, représenterait le côté féminin.

S. Meirinho : C'est exact, les rôles sont pratiquement inversés. Cette vision des choses est dans l'air du temps. Bien que notre histoire se déroule en 1854, nous vivons en 2002 et nous nous adressons aux lecteurs de notre siècle, lesquels doivent se reconnaître dans nos protagonistes. Si nous avions respecté la vérité historique, notre héroïne aurait été une femme entravée par les conventions de la société victorienne, à la vie étriquée, jouant un râle strictement décoratif, modèle d'une époque révolue dont il aurait fallu expliquer les codes pour le rendre "lisible". April Windowill est à des années-lumière de cette représentation surannée; c'est une femme à forte tête, indépendante, capable de prendre son destin en main et de se placer à la hauteur de n'importe quel homme, comme le font les femmes aujourd'hui. En la décrivant ainsi, nous espérons que les lectrices s'identifieront à elle et que les lecteurs reconnaîtront dans ce personnage les traits de caractère des femmes à qui ils ont affaire tous les jours.

Vécu: Comme dans la plupart des feuilletons, la trame de Bluehope est assez complexe. Dans ce premier volume, le puzzle se met en place et déjà, certains aspects éveillent la curiosité du lecteur. Vous laissez entendre, par exemple, que personne ne connaît le visage de David Bluehope, l'actuel patron de la Bluehope Co. Il pourrait s'agir de n'importe lequel des différents personnages que les protagonistes croisent. Cet élément constitue-t-il une diversion destinée à amener le lecteur à se perdre sur de fausses pistes ou bien joue-t-il un rôle majeur dans l'intrigue ?

S. Meirinho : La personnalité de David Bluehope est la clef de voûte sur laquelle repose toute la construction de notre scénario. Vous comprendrez aisément que je ne veuille pas donner un quelconque indice à son propos sans risquer d'anéantir tous nos efforts faits au niveau de la construction du scénario pour escamoter l'identité du per-sonnage ! Tout ce que je peux vous dire est que le lecteur l'a déjà croisé, qu'il est bien présent dans ce premier volume...

Vécu: J'ai remarqué, en lisant le synopsis du projet auquel j'ai eu accès, que vous aviez éliminé certaines séquences initialement prévues dans le premier volume, notamment des séquences oniriques. Risquaient-elles de mettre d'une manière trop explicite le lecteur avisé sur la piste de l'identité de David Bluehope ?

S. Meirinho. Non, il s'agissait plutôt d'un problème d'espace. Nous avions décidé de démarrer l'histoire sur les chapeaux de roue en incluant dès le début de nombreuses scènes d'action. Or, en réalisant l'album, nous nous sommes aperçus que nous avions sous-estimé la place que prennent les séquences de ce type si on s'efforce d'éviter qu'elles soient simplement anecdo-tiques. Etant donné qu'un album ne dispose que de 46 planches, nous avons été contraints de faire un choix. Nous avons opté pour le sacrifice des séquences oniriques au bénéfice de celles d'action. Le tome 2 comportera beaucoup plus de scènes d'ambiance et l'intrigue progressera d'une manière plus substantielle.

Vécu: En combien de volumes avez-vous prévu de développer votre histoire ?

S. Meirinho : Initialement, nous pensions pouvoir la mener à terme en trois volumes. Mais après constatation de la place que prennent les scènes d'action et pour ne pas nous trouver à l'étroit, il nous faudra quatre volumes pour développer l'intrigue telle que nous l'entendons. Le scénario du tome 2 est déjà écrit et je sais déjà ce que contiendront les tomes 3 et 4.

Vécu: l'ajout d'un tome supplémentaire aux trois initialement prévus a-t-il impliqué des changements par rapport à l'histoire telle que vous l'aviez conçue ?

S. Meirinho : La trame principale n'a pas changé mais, bien évidemment, elle s'est enrichie. Des personnages secondaires qui n'existaient pas sont apparus, les relations entre les différents protagonistes se sont approfondies. . . Nous avons fait plus large connaissance avec eux. Ils ont pris vie et, en quelque sorte, ils nous emmènent là où ils veulent aller.

Interview réalisée par Noël LANDON.